« Après le confinement nous devrons reconfigurer aussi bien la ville que nos appartements »
par Barnabé Binctin, Sophie Chapelle 4 mai 2020
L’épreuve du confinement révèle l’incurie du développement urbain tous azimuts depuis un demi-siècle. Comme le rappelle le philosophe et urbaniste Thierry Paquot, la préoccupation de la santé a disparu des enseignements de l’urbanisme, au profit d’« une ville productiviste conçue pour un individu masculin en bonne santé, solvable et actif ». Avec le changement climatique, les villes actuelles doivent être repensées et entrer dans « l’âge post-béton ». Entretien.
Basta ! : Qu’est-ce que la crise du coronavirus et son corollaire, le confinement, disent de la façon dont nous avons construit nos villes ?
Thierry Paquot [1] : Les plus touchés sont les quartiers et les zones urbaines denses, et cela n’a rien de nouveau en soi : toutes les grandes épidémies historiques – la peste du 14e siècle, celle de 1720, le choléra de 1832 et de 1849, la « grippe espagnole » en 1918 – se sont propagées prioritairement dans les lieux où la population était concentrée, ce qui parait une évidence. Il y a incontestablement une corrélation entre la taille de la ville et le nombre de victimes. Pourtant, dans l’esprit des dirigeants, les liens entre santé publique et urbanisme n’existent pas, ou de manière exceptionnelle. De la même façon que l’on tarde à reconnaître l’impact de l’amiante, des perturbateurs endocriniens ou des particules fines.
Ce sont aussi les diverses modalités actuelles de l’urbanisation – le lotissement pavillonnaire, le centre commercial, la construction de gratte-ciel –, qui sont en cause, car elles ne se préoccupent pas du sol, de l’eau, des forêts ou du climat. Elles se pratiquent indépendamment du contexte environnemental, participent au dérèglement climatique et déséquilibrent de nombreux écosystèmes en une spirale devenue infernale. Il en va de même pour l’agriculture, dont les travailleurs sont malades de la chimie et des énergies fossiles. C’est d’ailleurs un parallèle intéressant : urbanisme et agriculture, les deux sont aujourd’hui solidaires du productivisme, et les deux connaissent les mêmes désastres sanitaires.
En a-t-il toujours été ainsi, historiquement ? La santé publique n’a-t-elle pas été un enjeu de l’aménagement urbain, par le passé ?
Les Grecs – Hippodamos de Milet, Platon mais aussi Aristote – préconisaient une certaine orientation des villes pour les ventiler et permettre aux vents de balayer les mauvaises odeurs et les miasmes, tout comme Hippocrate veillait à la qualité de l’eau. Les villes du Moyen-Âge sont, ensuite, bien plus terrifiantes : les maisons construites les unes sur les autres manquent de lumière et d’aération, l’eau stagne dans les rues où vivent les animaux et officient les bouchers, le contenu des seaux de nuit y sont vidés par la fenêtre, les ordures jetées à même le sol, les odeurs sont fétides…
La ville va ensuite connaître des améliorations avec celles qu’effectue la médecine, à partir du 16ème siècle. La découverte de la double circulation du sang par Harvey en 1628 va par exemple inspirer l’idée de nettoyage permanent de la ville par l’eau et par l’air : la circulation de l’eau vient alors laver la sueur, les excréments, les déchets. Le corps de la ville, comme le corps humain, doit être propre et hygiénique ! Le vocabulaire en témoigne, on parle d’artères pour les rues, de cœur pour le centre de la ville et de poumon vert pour ses jardins, « l’organicisme » est alors triomphant.
Cette pensée hygiéniste pénètre toute la société, elle est stimulée par l’épisode du choléra en 1832 qui provoque de nombreuses victimes un peu partout en Europe, dont près de 20 000 à Paris en six mois. On se rend compte que la ville est fragile, vulnérable. On prescrit l’ensoleillement et l’aération, d’où des voies plus larges et plantées d’arbres, des habitations espacées les unes des autres, la lutte contre l’insalubrité et la promiscuité avec le tout-à-l’égout et des toilettes dans chaque logement. Ce développement urbain va ainsi s’effectuer, lentement, sur plusieurs décennies.
La ville du 19ème siècle est donc beaucoup plus attentive à la santé de sa population…
Le docteur Richardson, dans Hygeia. A City of Health en 1875, décrit une ville indolore, clinique, aseptisée, sans débit de boissons, une ville saine où tout est pensé pour contrer les maladies et maintenir les habitants en bonne santé. Ainsi les tramways sont souterrains, les cuisines sont équipées d’un vide-ordure qui conduit les déchets dans des bacs installés à la cave et régulièrement évacués, les matériaux de constructions sont imputrescibles, chaque quartier possède son hôpital qui en est le centre, etc.
Les médecins-hygiénistes s’inquiètent des conditions de vie déplorables des « classes laborieuses », qui pourraient devenir « dangereuses », si l’on ne se préoccupe pas de l’entassement ou de l’humidité des logements. Il faut décongestionner la ville, l’hygiène publique devient une vraie préoccupation des architectes et des urbanistes, tout comme les exercices physiques à l’école et le sport comme loisir de masse. D’ailleurs, lorsque l’École des Hautes études urbaines est créée à Paris en 1919, un enseignement sur la santé et la médecine y est donné ! D’autres cours concernent les pathologies physiques et mentales liées aux variations climatiques et saisonnières, aux bruits ou encore aux allergies dans le cadre urbain. La santé est donc au cœur de la réflexion sur l’urbanisme.